Œdipe, sans complexe
face à Jocaste
Par Marie-Christine Harant
Les Trois Coups.com
« Œdipe roi », de Sophocle, seconde partie du diptyque mis en scène par Gisèle Sallin succède à « Jocaste reine » de Nancy Huston, au domaine d’O à Montpellier. Comme la veille, le charme opère, avec la même compagnie, mais dans une distribution totalement différente. Décidément, la troupe du Théâtre des Osses recèle bien des talents. Ici, les rôles masculins reprennent l’avantage et rivalisent avec les comédiennes de la première partie. Une nouvelle fois le spectateur nage dans le bonheur.
Fallait-il en créer une nouvelle traduction ou sélectionner une des versions existantes d’Œdipe roi pour la confronter à la Jocaste reine de Nancy Huston ? Fallait-il confier ce projet à la dramaturge ? Celle-ci s’est lancée dans une traduction avant d’abandonner cette piste. Finalement Gisèle Sallin et Nancy Huston ont opté pour la version d’André Bonnard. Faut-il le regretter ? Sans doute pas, le contraste entre les deux pièces n’en est que plus saisissant. À l’univers féminin de Jocaste reine répond le monde nettement plus masculin d’Œdipe roi. Une langue plus rugueuse, un développement des caractères masculins plus affirmé, un contexte plus guerrier, plus violent. Œdipe, le personnage, ne quitte pratiquement jamais la scène. Il est vraiment au cœur de l’intrigue, c’est lui qui mène le jeu de bout en bout. À ses côtés gravitent des figures masculines : Créon, le beau-frère, longtemps aimé, bientôt haï ; Tirésias, le vieux devin aveugle ; le berger et le messager par qui le scandale est révélé. Dans la pièce de Sophocle, les femmes ne font que de brèves apparitions, servantes, filles, Jocaste elle-même, le temps de deux belles scènes.
« Œdipe roi » | © Isabelle Daccord
Une ambiance âcre et poussiéreuse
Alors que Jocaste reine se déroulait à l’intérieur du palais, au cœur d’un vrai gynécée, Œdipe roi a pour décor l’entrée du palais, qui domine les marches et la ville de Thèbes meurtrie par l’épidémie de peste. Une diagonale divise la salle : dans un angle, la scène ; dans l’autre, sur des gradins, le public qui peut figurer le peuple. Le choix des couleurs fait planer sur le plateau une ambiance âcre et poussiéreuse. On pense à la mort qui rôde : « Tu es poussière et tu redeviendras poussière » ; à la croisée des chemins où Laïos fut assassiné ; à la route de Delphes qui mène à l’oracle, ce prophète de malheur ; à ce désert que vont fouler les pieds d’Œdipe, durant son exil. Poussière encore des costumes imaginés par Jean-Claude De Bemels, ni tout à fait blancs ni complètement terre ; celle des visages enfarinés comme des masques blafards de la mort. Tout cela concourt à souligner sobrement l’atmosphère lourdement tragique de la pièce. Seuls éléments rouges : les lèvres et le foulard de Jocaste ; plus tard, le bandeau qu’a posé Œdipe sur ses yeux mutilés. Là où un metteur en scène masculin n’hésite pas à montrer le sang qui coule, Gisèle Sallin suggère. On ne peut qu’admirer cette subtilité.
On retrouve avec plaisir la direction d’acteur, elle aussi tout en nuances de Gisèle Sallin, apparemment classique mais tellement juste, tellement exaltante. René-Claude Émery incarne un Œdipe incandescent, plus aveugle voyant que les yeux crevés, tourmenté jusqu’à la moelle, mais sans pathos. Il n’en est que plus bouleversant. Daniel Monnard compose un Créon ancré dans la vie, équilibré, fraternel avec le héros, avec ses nièces. La Jocaste d’Emmanuelle Ricci ne fait pas oublier celle de Véronique Mermoud. Mais, dans ses brèves scènes, elle fait passer tous les sentiments qui l’habitent avec conviction et sensibilité. La comédienne joue également le chœur avec David Pion et Marika Dreistadt, un excellent coryphée, par ailleurs. Et comme au théâtre un bonheur n’arrive jamais seul, le public retrouve dès le mois de mars 2010 cette troupe exemplaire au domaine d’O dans de nouvelles créations. Une idée de Christopher Crimes, son directeur, qui a décidé de fidéliser des compagnies judicieusement choisies. Très judicieusement. ¶
Marie-Christine Harant
Œdipe roi, de Sophocle
Théâtre des Osses • centre dramatique fribourgeois • 1, place des Osses • 1762 Givisiez • Suisse
41 26 469 70 01
Mise en scène : Gisèle Sallin
Conseillère artistique : Véronique Mermoud
Avec : René-Claude Émery, Emmanuelle Ricci, Marila Dreistadt, Daniel Monnard, David Pion
Création costume et scénographie : Jean-Claude De Belmels
Création lumière, technique et décors : Jean-Christophe Despond
Maquillages et coiffures : Karine Zingg
Musique : The Young Gods
Théâtre d’O • rond-point du Château-d’O • 34000 Montpellier
Réservations : 0 800 200 165
Le 17 décembre 2009, à 20 h 30, le 18 décembre 2009 à 19 heures
Durée : 1 h 30
12 € | 8 € | 6 €